Carnet de Vol d'un Citoyen de l'Espace
Par Ile-Avalon Le
L'Ombre qui parlait au Vide
All Stars, All Citizens
Il y a des voix qu'on reconnaît même quand elles changent.
Quarante ans après une première rencontre, Orlan Tavera retrouve à Levski un homme usé, effacé, qui se fait appeler "Ervin Kilo". Il n'a plus rien à prouver. Plus rien à défendre. Juste quelques mots, posés comme des pierres sur une tombe invisible. Cet épisode de All Stars, All Citizens est un murmure. Celui d'un homme qui préfère partir sans bruit, dans un Herald qui tousse, vers un coin du vide où l'on n'attend plus rien.
Date & Lieux :
01/09/2978
Levski
Sujet :
Ervin Kilo, ou pas...
60 ans
Originaire de Levski, enfin, probablement...
Signe distinctif : Une vieille connaissance
ORLAN TAVERA
Bienvenue sur All Stars, All Citizens. On vient à peine de poser les pieds à Levski, dans le système Nyx, et déjà... déjà je sens cette odeur de fer usé et de souvenirs humides. J'étais même pas encore hors du sas que j'ai croisé quelqu'un. Pas un visage neuf. Un de ceux qu'on n'oublie pas, même quand eux ont tout fait pour qu'on les oublie. Bonjour... merci d'avoir accepté. Tu veux bien nous dire ton nom ?
ERVIN KILO
Hmm. J'sais pas si c'est encore important... mais va pour Ervin. Ervin Kilo.
ORLAN TAVERA
Enchanté, Ervin. C'est drôle... j'ai croisé un jeune homme ici, y'a... quoi... quarante ans ? Même regard. Même silence avant de répondre. Il avait un pingouin autour du cou, tu vois ?
ERVIN KILO
[Rires étouffés.] Faut croire que les couloirs de Levski ont leurs fantômes.
ORLAN TAVERA
Ou leurs boucles.
Tu viens souvent traîner par ici ?
ERVIN KILO
Pas souvent, non. Mais parfois, c'est le seul endroit où le temps a pas encore décidé ce que tu devrais devenir.
ORLAN TAVERA
Ça veut dire quoi, ça ?
ERVIN KILO
Ça veut dire que j'ai passé assez d'années à m'éloigner de tout, à sauter de système en système... Pyro, Borea, Stanton, même une station pourrie au bord du système Odin. Et partout, tu retrouves le même théâtre. Ici, au moins, le décor a pas changé. Pas encore. Même la rouille a gardé son odeur.
ORLAN TAVERA
Elle est à toi cette carcasse volante ?
ERVIN KILO
[Jette un oeil par-dessus son épaule.] Elle tient encore debout.
Elle fait du bruit, elle fuit partout, mais elle répond quand j'lui parle.
C'est plus que beaucoup de gens, tu sais.
ORLAN TAVERA
Tu vis dedans ?
ERVIN KILO
Depuis longtemps.
J'ai pas remis les pieds dans un vrai lit depuis... pfff. J'sais même plus.
Mais j'ai une couchette qui tremble, une cafetière à deux vitesses et un panneau solaire que j'ai piqué sur un vieil Argo.
J'ai ce qu'il faut.
ORLAN TAVERA
Tu dors bien ?
ERVIN KILO
Des fois. Quand y'a pas trop de bruit dans la tête.
Le vide, c'est traître. Il t'aide à réfléchir... mais il t'oblige aussi à écouter ce que t'aurais voulu oublier.
ORLAN TAVERA
T'as l'air fatigué, mais t'as pas l'air cassé.
C'est rare, ça.
ERVIN KILO
Oh, j'suis cassé, t'inquiète pas.
Juste... bien recollé. Les morceaux tiennent entre eux parce que j'les regarde plus de trop près.
ORLAN TAVERA
Tu regrettes des choses ?
ERVIN KILO
[Rires courts.] J'crois que j'ai pas assez de mémoire pour faire la liste.
Mais le plus grand ?
D'avoir cru qu'on pouvait faire bouger quelque chose à coups de vérités.
Les gens veulent pas la vérité. Ils veulent dormir tranquilles.
Et ceux qui réveillent, on les enterre sous des couches de silence.
ORLAN TAVERA
Tu penses qu'on oublie vite ?
ERVIN KILO
On oublie ceux qu'on veut oublier. Ceux qui gênent, qui crient trop fort, ou pas dans la bonne langue.
Mais y'a toujours des gamins pour redécouvrir les vieux fragments.
Ils recollent, ils questionnent, ils s'enflamment. Puis eux aussi, on les fait taire.
ORLAN TAVERA
Tu penses encore qu'il faut se battre ?
ERVIN KILO
Non. Plus maintenant.
Moi j'me bats plus.
J'regarde.
Et j'parle si j'peux.
Mais la guerre, je la laisse aux jeunes. Ceux qui savent encore croire qu'ils peuvent gagner.
ORLAN TAVERA
T'as vu beaucoup de systèmes ?
ERVIN KILO
Assez pour savoir que la lumière se ressemble partout. Que ce soit dans les serres de Terra ou dans les caves de Levski, c'est la même brume qui nous prend. Le même besoin de respirer autre chose. Et le même mur, toujours, quand tu poses des questions qui plaisent pas.
ORLAN TAVERA
Y'a encore quelque chose qui te fait sourire ?
ERVIN KILO
Les gosses. Pas tous, hein. Mais certains. Ceux qui te regardent sans attendre que tu sois quelqu'un. Ceux qui t'écoutent sans noter. Et les vieux sons. Les trucs qu'on trouve plus sur les canaux standards. Un morceau oublié. Un rire mal enregistré. Ces trucs-là, ouais... ça fait sourire.
ORLAN TAVERA
Tu crois qu'un jour tu poseras ton vaisseau pour de bon ?
ERVIN KILO
Si j'trouve un endroit qui me reconnaît sans me chercher. Peut-être.
Mais j'me suis fait à l'idée que j'suis pas fait pour m'arrêter.
J'fais partie des choses qu'on croise, pas qu'on garde.
ORLAN TAVERA
Et si quelqu'un, quelque part, t'attendait encore ?
ERVIN KILO
Alors j'espère qu'il a appris à pas trop attendre.
Qu'il vit quand même.
Parce que moi... j'ai arrêté de faire croire que je reviendrai.
ORLAN TAVERA
Je te croise ici, comme ça, après tout ce temps. Et j'me dis que certains silences durent plus que les chansons. T'as des regrets de pas avoir laissé plus de traces ?
ERVIN KILO
Les traces, elles s'effacent toutes. Même les profondes.
Mais j'me dis parfois... si un môme tombe sur une vieille fréquence, un reste de message, un rire dans le vide... peut-être qu'il comprendra que c'était pas que du vent.
ORLAN TAVERA
Je crois qu'il comprendra.
Tu veux qu'on marche un peu ?
ERVIN KILO
Non. Il faut que je reparte. J'suis pas fait pour les retrouvailles longues. Faut que j'reste flou.
ORLAN TAVERA
Alors je ne vais pas t'retarder.
Merci, Ervin. Pour le silence, pour les mots. Pour ce que tu as pas dit aussi.
ERVIN KILO
Merci à toi.
T'as pas changé.
Ou alors, t'as changé dans l'bon sens.
ORLAN TAVERA
On se recroisera ?
ERVIN KILO
Si tu recroises une ombre dans un vieux Herald fatigué, avec un pilote qui parle trop au vide... ce sera peut-être moi.
[Silence. Bruit de pas qui s'éloignent. Grincement métallique d'un sas de hangar.] [Son lointain d'un moteur qui démarre, vrombissement hésitant.] [Souffle de réacteur. Une silhouette disparaît dans un tunnel noir.]
ORLAN TAVERA (Off)
Il s'appelait Ervin Kilo. Peut-être. Peut-être pas. Mais dans les archives de mon propre coeur, je sais qui j'ai entendu. Et ce qu'il reste quand la lumière décroît. C'est ça aussi, All Stars, All Citizens. Un souvenir. Un écho. Quelque part entre les couloirs de Levski et les fréquences qu'on n'écoute plus.